Extraits du Journal d'Alphonse,
communiqué par sa petite fille, qui garde précieusement
un recueil de toutes ses lettres.
Grenoble le 16 janvier 1915
Ma bien
chère petite femme,
Je pars sur le front où
m'appelle le devoir. Si Dieu me demande une partie de mon sang, je le
remercierai. Si, pour le salut de la patrie, il faut que je donne ma
vie et que je tombe sur le champ de bataille, je ne pourrais
souhaiter une mort plus belle !
Dans ce cas, ma bien aimée,
je te confie nos chers enfants.Tu leur parlerais souvent de moi,
j'espère qu'ils n'auront pas à rougir de leur père.
Fais en des femmes fortes (à ton image ) et des hommes
vaillants.
Quant à toi, ma bien chère petite Thé,
tu partagerais avec eux ma dernière pensée
Mais,
rassure toi, aucun sinistre pressentiment ne m'assiège ! Mais
il faut tout prévoir ! Sachant qu'en défendant ma
patrie, je défendrai mon foyer, ma famille, je partirai au feu
, la conscience nette, le cœur battant un peu plus fort peut-être,
mais persuadé que protégé par Dieu , je te
reviendrai vivant et victorieux. Et comme tu me le disais souvent
dans tes lettres, nous chanterons ce jour là, un fameux Te
Deum ...
Vendredi
11 septembre
Nous partons à 9h50 pour Angoulème
...
Dans le train, j'étais à côté d'un
jeune musicien du 73 ème qui s'était foulé le
pied et qui se trouvé être le neveu de M.Guillement,
chef de la musique de Comines. Un blessé du 207 nous raconte
comment s'est passé pour son régiment la bataille de
Bapaume. Surpris dans le brouillard en formation compacte le régiment
fut décimé. Presque tous les blessés sont
touchés aux jambes, les blessures généralement
peu graves, guérissent très rapidement de l'avis d'un
major qui nous cause.
Episode de la bataille de Dinant raconté
par un soldat. Un caporal français est pendu par la nuque, par
les allemands, à une grille. Se soutenant sur la pointe des
pieds, il trouve l'énergie nécessaire pour se tenir
ainsi pendant 5h, arrive un belge qui le délivre. Un capitaine
allemand fait prisonnier avoue le forfait, il est fusillé. ...
Jeudi 5 novembre
Les nuits passées
sur la paille offrent des surprises. Liévin est mon voisin
dans la nuit du mardi au mercredi, me réveillant je ne le vois
plus près de moi. Au réveil je l'aperçois couché
sur deux bancs. Il paraît que la nuit il s'était
réveillé deux fois ayant une souris qui lui grignotait
la moustache, alors il s'était mis sur deux bans pour éviter
cet ennui.
Hier mardi nous sommes partis aux jardins on devait
exécuter un manœuvre, l'attaque des tranchées occupées
par une autre cie, puis occuper ces tranchées et y passer la
nuit. Comme il pleuvait on nous fit cantonner dans une ferme. La nuit
une alerte se produisit. Un réserviste au milieu d'un
cauchemar cria "au feu" ce fut une débandade
générale. J'ai beaucoup ri, car pour moi qui ne dormait
pas, je m'étais rendu compte qu'il n'y avait rien. Le
spectacle de ces hommes se levant d'un seul bond et se bousculant
était drôle. L'un d'eux fut même ému au
point de nécessiter un départ immédiat pour...le
champ voisin.
Samedi 20 mars
Je viens de passer 2
jours en 1ère ligne, les tranchées ont été
arrangées par la compagnie que nous avons relevée et
qui a profité du beau temps pour cela. On a mis au fond des
boyaux du bois, inscrit sur les cagnas des noms de "villa
volupté", où il y a une petite sonnette qu'on tire
à l'intérieur des lambris, une suspension pour bougies
faite avec une cloche pour la fumée, un fond de boite comme
réflecteur et du fil de fer tourné pour bougeoir. Villa
x Place Genette. Un petit carrefour, on y a fait un banc et quand on
a en face de soi 2 pots de confiture vides dans lesquels on a planté
des fleurs. Puis il y a la grande rue etc... La nuit nous avons pris
les petits postes à 30 mètres des allemands. J'étais
de sentinelle avancé. Pendant 5h couché sur une claie
sans bouger. Je n'ai pas eu froid. Mais la seconde nuit même
position. Il faisait nuit noire. On ne voyait pas à 1 mètre,
il a plu tout le temps. Les yeux ne servaient pas et nous avions
l'oreille tendue au moindre bruit, le doigt sur la gâchette du
fusil. Un moment nous crûmes à une attaque mais c'était
une fausse alerte. Tout se passa bien mais je rentrais dans ma cagna
tout transi de froid et d'eau.
Bonjour ma bien chère aimée
petite femme. Le beau soleil de printemps qui brille me fait penser
aux bonnes journées que nous passions ensemble dans notre
jardin, entourés de nos chers enfants. Que ces jours heureux
reviennent vite ! Je pense souvent à toi. Tout revit dans la
nature, les plantes reverdissent, les petits oiseaux saluent de leurs
chants le réveil du soldats dans la tranchée, la nature
continue son œuvre de vie, l'homme seul poursuit son œuvre de mort.
Quand tout cela finira-t-il ? Hier fête de Saint Joseph, je
l'ai bien prié au fond de ma cagna...
Pendant mes heures de
sentinelle j'ai pensé souvent à ces malheureux que la
mort fauchait ! Que de deuils ! Que de douleur ! Pauvre pays de
France ! Combien restera-t-il encore après la guerre de jeunes
hommes sains et intacts ? Par cette belle journée, des aéros
(5 ou 6 ) sillonnent le ciel bleu et sont salués
d'innombrables coups de canons qui font dans le ciel des points
blancs s'élargissant et disparaissant en nuage.
Alphonse est Mort au Champ d'Honneur,
une balle dans la poitrine, le 10 avril 1916, près du bois de
Montmar.
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